"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

13/07/2011

Identité fantôme


Un coin sombre, l’un des nombreux de Keppler Town, capitale martienne. Une ombre emmaillotée dans un manteau de tissu grossier remuait en grognant. « Oh, quelle gueule de bois ! » À quelques pas à peine de lui, une flaque de gerbe donnait aux premières lueurs du jour des relents d’hier. Odeur qu’il assimila au goût glissant sur ses papilles avec la texture d’une limace morte. L’alcool qui baignait ses méninges empêchait toute idée cohérente de flotter à la surface de son esprit. De sa main droite, il massa sa nuque qu’une piqûre démangeait, délassa ses articulations et tenta de remettre ses idées en ordre. Le soleil, bien que lointain entamait sa course quotidienne, teintant le gris de la ville de ses pâles rayons orangés. Machinalement il regarda l’heure dans le coin droit de son champ visuel : 8h25 ! Les chiffres clignotaient rouge ! « Merde ! » Il se leva avec peine, comme emporté par une tempête en pleine mer, titubant, s’accrochant aux rares aspérités des murs d’un monde policé. Tiré d’un sommeil qu’il aurait souhaité plus long, il lança tel un robot l’ouverture de ses comptes virtuels : e-mails, réseaux sociaux, Vidéocom’... autant de boîtes dont les mots de passe lui échappaient. Ses doigts semblaient pourtant jouer leurs partitions habituelles sur son clavier virtuel. Mais rien n’y fit. Il se concentra et tenta de sortir du brouillard éthylique les souvenirs des séquences de mots qu’il répétait chaque matin. Dans son cerveau imbibé, les schémas de la mémoire se mettaient à scintiller, dessinant les cartes d’accès à ses identités multiples. Mais les compteurs restaient bloqués : mot de passe incorrect !

« Putain de merde ! Qu’est-ce qui se passe ? Bon, je file au vaisseau et je règle ça ensuite. » L’homme se mit tout à coup à courir, comme s’il n’avait jamais été saoul, ou plutôt comme s’il pouvait courir dans la tempête qui se déchaînait sous son crâne. Il lui semblait que ses tempes étaient prises dans un étau alcoolisé, écrasant sa capacité de réflexion dans une camisole ouatée. Sa bouche pâteuse perdait haleine dans sa course effrénée vers les docks de la planète rouge. Mais il arriva trop tard, le Yorrike venait de décoller, ses voiles technologiques se gonflaient des vents solaires. L’homme cracha une bordée de jurons aussi noirs que ses poumons de fumeur invétéré. Il tournait en rond sur le quai, sous les regards de quelques badauds amusés. Il en fit taire un d’un direct du droit avant de repartir à toute vitesse. Il s’arrêta enfin, posa ses grandes mains sur ses cuisses, courbé par l’effort, recherchant son souffle dans l’air frais du matin, toussa. Il se redressa et rentra dans le premier rade qu’il avisa, commanda un JB on the rock. Dans un coin au-dessus du zinc, un moniteur débitait ses programmes matinaux, entre horoscopes, conseils beauté et météo martienne. Le flash info débitait en tranches digestes la complexité de l’univers. La planète bleue sombrait toujours un peu plus dans un chaos carnassier tandis que sa sœur rouge s’ennuyait ferme dans son consensus mou. Les deux planètes jumelles se vouaient une haine que seules la distance et leurs dépendances respectives empêchaient de devenir fratricide. L’homme sirotait son whisky, cherchant dans la tectonique des glaces les réponses à ses questions. Il décida que le plus urgent était de rendre visite à son employeur. Mais lorsqu’il présenta son poignet et la puce de paiement sécurisé qui y était implantée afin de régler son sky et le deuxième qu’il avala sec, il subit le même échec qu’avec ses connexions personnalisées. Il ne put que se réjouir que les troquets des ports acceptent tous les types de monnaies... et de ne pas avoir perdu son portefeuilles. Il demanda au serveur de lui prêter son lecteur optique et doucha sa Puce d’Identification Personnelle. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’apparut en lieu et place de son nom celui d’un certain Jack Black. « C’est quoi cette blague ? » Le présentateur engoncé dans son écran géant appelait les martiens et les martiennes à participer au grand débat que le gouvernement de la planète rouge lançait afin de définir l’identité martienne. L’homme y jeta un œil mauvais et décida finalement de se rendre à son ambassade afin de régler ce problème d’identité.

Le représentant terrien sur Mars était à l’image de son ambassade : sinistre et grandiloquent. L’homme provisoirement affublé du nom de Jack Black connaissait l’ambassadeur pour l’avoir croisé lors de quelques réceptions sur les navires où il avait officié. Il fut reçu par un officier administratif dans un espace carré et fonctionnel, séparé d’un vaste espace de travail par de fines cloisons surmontées d’une caméra de surveillance. En voyant le teint sombre de son interlocuteur, l’agent de la planète bleue se renfrogna quelque peu en lui demandant ce qu’il pouvait faire pour lui. L’homme face à lui se présenta comme Bruno Torsvan, spationaute sur le navire d’une obscure compagnie nord-américaine La Sierra Madre & Co. Lorsque, afin d’établir son identité, l’officier lui présenta un stylo optique, l’homme se couvrit la nuque de sa main. Il expliqua s’être réveillé le matin-même avec une gueule de bois affreuse et un nom qu’il ne connaissait pas incrusté dans la peau. Il expliqua également ne plus pouvoir accéder à aucun des espaces du réseau nécessitant ses identifiants. L’homme de l’ambassade insista pour scruter sa puce et enregistra donc le nom de Jack Black comme celui de son interlocuteur. S’en suivit une discussion où les accents surréalistes du marin se mêlaient à la rhétorique kafkaïenne administrative dans une danse absurde de mots impropres à tout dialogue. L’officier ne pouvant admettre ce que le marin ne pouvait prouver, la discussion finit par exaspérer le marin qui s’en alla, laissant pantois le pantin de l’ambassade.
Après avoir calmé ses nerfs sur quelques lampes à air, le marin prit la direction des docks, mais juste avant de descendre la grande avenue Gagarine, il emprunta une petite allée qui serpentait vers une ancienne ferme labo, abandonnée depuis que la planète mère avait coupé le cordon avec sa sœur stellaire. Il avisa un vieux hangar, en poussa les portes rouillées et entra. Une faible lumière provenant d’au-delà des escaliers faisait danser les ombres du squelette métallique de l’entrepôt. L’homme se roula un petit splif et grimpa les escaliers rongés par le temps. Il parcourut quelques coursives et déboucha dans une petite salle recouverte de tapisseries. Des palettes servaient d’étagères improbables à quelques centaines de livres papiers, des tourets vidés de leurs câbles, gravés, imprimés multicolores comme autant de tables encombrées de bouteilles vides et de verres encore à moitié pleins, et de vieux sièges éjectés de navires écrasés avaient jeté l’ancre dans ce musée suranné. Après quelques secondes à embrasser du regard ce dépotoir familier, le marin vit, affalé sur un matelas posé à même le sol, le vieil ami qu’il était venu voir. Il alluma son joint, posa sa fatigue dans un fauteuil et ses pieds sur une table, un cendrier sur l’accoudoir et soupira bruyamment. Le vieux sortit de son demi-sommeil en ronchonnant.
« Traven ? Qu’est-ce tu fous là, j’croyais que tu levais l’ancre ce matin ?
– Moi aussi ! Mais tu vois la vie nous réserve parfois des surprises ! »
Le vieux proposa à son ami de prendre une bière dans le frigo mais le marin déclina l’offre.
« T’aurais pas plutôt un de tes petit rhums ?
– Si, mais je sais plus où... Va voir dans les caisses près de mon lit. »
Traven en se levant lança un œil à son vieux pote. Les cheveux longs de l’ancien étaient plus délavés que son regard terne d’aveugle. Son visage était un parchemin et Traven avait appris à y lire les accidents d’une vie ballottée entre la Terre, Mars, le rêve et la misère. Et pourtant... pourtant Traven se sentait mieux ici que partout ailleurs dans l’univers. Il ne connaissait personne comme Otto pour disserter sur l’injustice de ce monde et de tous les autres. Le marin avala deux ti’punch et en laissa un troisième reposer sur la table.
« Putain, ‘m’arrive un truc de ouf. À en perdre la tête, si ce n’était pas déjà fait. Si je n’avais pas la tête aussi bien vissée sur les épaules, je crois qu’elle aurait roulé dans un caniveau ce matin. J’ai loupé mon bateau !
– T’es pas l’premier marin à voir sa coque de noix mettre les voiles.
– P’t’être bien. Mais c’est pas le plus bizarre... Après un réveil difficile, impossible de me connecter à mes comptes virtuels. Pourtant je t’assure que mes doigts connaissent bien mieux que ma tête l’enchaînement des lettres que je tape presque chaque matin. Mais surtout ma PIPE dit que je m’appelle Jack Black...
– Ta puce donne une autre identité ? Tu t’es fait changer ton identifiant une nouvelle fois ?
– Non ! Enfin j’m’en souviens pas.
– Pas grave. Faut s’méfier des souvenirs... c’est que du passé conjugué au présent ! T’as jamais remarqué, dans nos souvenirs, on se voit en action. Reconstruction ! »
Le vieux posa sa main sur la nuque de Traven. Ses doigts examinaient l’imperceptible cicatrice de l’implant. Il passa ensuite un lecteur optique de supermarché sur la plaie et enregistra les résultats sur sa console qui les lui susurra d’une voix pré-enregistrée. Il fit cracher Traven dans un tube de verre, puis lui demanda de verser dans le tube une pincée de sel, une goutte de liquide vaisselle, du jus de pamplemousse et un doigt de rhum. Quand il eut extrait les filaments, il les glissa dans le premier d’une série de tests en batteries. Au bout d’une nuit à boire et à refaire le monde et l’avenir – que le vieux disait toujours plus incertain – et alors que le soleil laissait s’échapper les deux lunes de Mars, le vieux trancha dans le vif.
« T’as hacké du gros ces derniers temps, gamin ?
– Pas plus que ça... Le seul que je vois c’est le fils Bloodwrite, tu sais le champion de Shoot them’up en réseau.
– Le fils de l’écrivain ?
– Ouais.
– Ben il a pas dû aimer... Ta cicatrice semble avoir été réouverte il y a peu. Ton ADN et celui gravé sur ta PIPE ne correspondent pas. Ils ont prélevé ta puce et t’en ont implanté une autre, celle de ce Jack. Mais ils ont fait du beau boulot, ils ont chiadé leur usurpation d’identité parce que sur une bonne dizaine de pages de résultats sur les principaux moteurs de recherche ta gueule apparaît en tapant Jack Black. Par contre avec ton vrai nom... enfin vrai, on s’entend... ben ta gueule d’ange n’apparaît qu’après une vingtaine de page. Gamin, on t’a volé ta mémoire externe ! Y’a plus que moi pour savoir qui tu es. »

Les rires de l’ancien se perdirent dans les méandres du hangar.

Un peu plus tard, alors que Traven regagnait le port dans l’espoir de trouver un navire sur lequel embarquer, il entendit une voix métallique l’interpeller : « Contrôle d’identité ! »



Une nouvelle que j'ai écrite pour le premier numéro du fanzine à bloc! A retrouver également sur le blog du zine!

Illustration de Garance L0b0t0mie

Aucun commentaire: